Jalons pour une autobiographie intellectuelle : Variations africaines et pluridisciplinaires sur la modernité africaine

  • Dernière modification de la publication :décembre 27, 2023

Recension du Livre Benoît Elie Awazi Mbambi Kungua, Jalons pour une autobiographie intellectuelle : Variations africaines et pluridisciplinaires sur la modernité africaine, Les Impliqués Editeur/L’Harmattan, Paris, 2021, 191 pages, ISBN : 978-2-343-24917-9, 19,50 €

Par Alphée Clay Sorel Mpassi[1]                                                         

Dans son magnum opus d’herméneutique philosophique, Vérité et méthode, dont les thèses principales prolongent celles de son maître à penser Heidegger, Gadamer explique que l’histoire (y compris la tradition) et le temps sont deux éléments constitutifs de notre mondanéité.[2] C’est dire que l’historicité et la temporalité participent à la réalisation effective de l’homme. Elles conditionnent sa compréhension du monde ainsi que son orientation dans ce dernier. De même, elles sont un a priori nécessaire pour mieux saisir l’intelligence et la pertinence de l’œuvre d’un auteur. De ce point de vue, le livre d’Awazi, Jalons pour une autobiographie intellectuelle, peut être interprété comme un texte dont la vocation principielle est de donner des clés de lecture pour une herméneutique et une compréhension juste et effective de sa production intellectuelle qu’il qualifie de « pluridisciplinaire ». Cette dernière, me semble-t-il, s’articule autour d’une problématique principale : la réception africaine de la modernité—philosophique, théologique, sociologique et politique—occidentale. Autrement dit, l’œuvre intellectuelle d’Awazi est un effort de penser l’Afrique (subsaharienne) dans son rapport dialectique avec la modernité occidentale.

D’emblée, il faut noter qu’il est néanmoins intellectuellement et méthodologiquement surprenant que tout au long de l’ouvrage, l’auteur ne précise pas son acception de la notion de ‘modernité’ autour de laquelle gravite son œuvre tout entière. Pourtant cette dernière est caractérisée par une polysémie, selon qu’on l’aborde du point de vue philosophique, sociologique, théologique ou politique. En philosophie par exemple, le terme a déjà un double sens. Il peut se comprendre soit comme le projet d’imposer la raison comme la norme absolue et transcendante à la société, soit comme une crise de la raison elle-même dans l’histoire, soit encore les deux à la fois. En sociologie, selon Michel Freitag, la modernité s’appréhende dans une opposition diamétrale d’avec la tradition. Elle renvoie à l’idée d’un mode d’organisation et de production de la société « basée sur la dimension politique et institutionnelle de ses mécanismes de régulation par opposition à la tradition dont le mode de reproduction d’ensemble et le sens des actions qui y sont accomplies est régulé par des dimensions culturelles et symboliques particulières ». Quel sens recouvre ce terme chez Awazi ? Etant donné qu’il définit son œuvre aux frontières de la philosophie, de la politique, de la théologie et de la sociologie, doit-on penser que le terme en question porte en lui-même toute cette plurivocité ?

Synthèse et analyse critique de l’ouvrage

D’entrée de jeu, l’auteur situe son œuvre dans une dialectique entre l’Occident et l’Afrique afin d’esquisser les conditions de possibilité d’une ré-appropriation africaine des acquis épistémologiques du monde occidental. Pour ce faire, il décline les articulations principales de son œuvre en deux étapes. D’abord, Awazi expose son enracinement temporel et historique en réfléchissant sur ses origines familiales et ancestrales, comme fondement de sa mondanéité. Ensuite, il présente et analyse ce qui, à son égard, est caractéristique de la modernité occidentale dans la deuxième partie ; le tout, en proposant des voies pour que l’Afrique s’en inspire et s’arrache des nombreuses crises qui sont le théâtre de son existence.

Enracinement temporel et historique

Cette partie peut mieux se comprendre à partir du binôme de la temporalité et de l’historicité qui, comme nous l’avions souligné, définissent la vie de chaque auteur et son œuvre. Couvrant les 23 premières années de son inscription spatio-temporelle, cette étape de sa biographie intellectuelle se décline en trois stations. La première concerne son enfance en famille, avec une attention particulière sur la figure de son père qu’il présente comme un homme intelligent qui a exercé un « sacerdoce » pédagogique jusqu’au seuil de sa mort. Mais ce qui est décisif dans cette narrativité, c’est le fait qu’au travers de l’histoire de son père, Awazi élabore une critique acerbe contre les institutions politiques, sociales et éducatives postcoloniales de son pays natal, la République démocratique du Congo. Il affirme que la société congolaise n’a aucune politique sociale conséquente pour les retraités et pour accompagner ses citoyens. Les parents, au soir de leur vie et du service professionnel rendu à la nation, doivent compter sur leurs enfants pour leur subsistance ; l’État ayant démissionné de sa responsabilité de garant de la vie et du bonheur collectifs.[3] Ce qui est en jeu dans cette démission de l’État, selon Awazi, c’est la destruction de tout le système éducatif et institutionnel hérité de la colonisation belge. Il conçoit cette dégradation des institutions laissées par les colons à juste titre comme un dispositif politique de l’État actuel opérant pour l’asservissement des peuples.[4]

La deuxième station de cette première partie se focalise sur la place de la foi en Dieu dans la vie du jeune Awazi et de celle de sa famille. Dieu était perçu comme une Personne Vivante, Très Puissante (LE TOUT PUISSANT). Il se manifestait à travers les puissances surnaturelles, les charismes de guérisons et de prophéties que les parents de notre auteur avaient. À retenir, c’est le fait qu’Awazi a grandi dans un univers profondément religieux. On comprend d’ores et déjà pourquoi et comment des questions liées à la foi en Dieu, au fétichisme, à l’influence du monde spirituel, au salut holistique de l’homme africain sont centrales à l’engagement intellectuel de l’auteur. On peut dire que cet enracinement constitue le fondement lointain des questions qui le préoccupent dans ses recherches pluridisciplinaires.[5] Ceci semble confirmer la thèse Gadamérienne de l’histoire de l’action avec laquelle nous avions ouvert notre propos : la temporalité et l’historicité sont constitutives de notre être-au-monde. Nous interprétons et comprenons le monde sous le prisme de notre enracinement spatio-temporel et historique.   

Le troisième axe de l’autobiographie d’Awazi se rapporte à son adolescence et au début de sa marche vers le sacerdoce. Ce moment est caractérisé par le déracinement et détachement non seulement de sa famille biologique, mais aussi de son milieu de vie originelle et plus tard de son pays pour rejoindre les maisons de formation des pères spiritains, puisqu’il envisageait devenir prêtre missionnaire spiritain. Mais ce projet existentiel sera inopinément interrompu à Paris. Pendant ce parcours, l’auteur raconte des rencontres qui ont été fondatrices pour le reste de sa vie. Il s’agit par exemple de sa rencontre avec Pierre Buis. Cette dernière est la source de son attachement indéfectible à la théologie Deutéronomiste. Sa rencontre avec des philosophes et théologiens comme Jean Greisch, Jean-Luc Marion et Michel Henry qui ont imprimé en lui l’intérêt pour l’herméneutique et la phénoménologie qui sont deux aspects très capitaux de ses recherches. Les cours d’initiation à la pensée des théologiens Hans Urs von Balthasar et Karl Rahner à l’Institut catholique de Paris par le père Vincent Holzer (1993/1995) ont laissé un impact décisif dans la production de sa théologie prophétique et trinitaire de la libération holistique.

À partir de toutes ces  rencontres, Awazi s’est inscrit dans la tradition théologique et philosophique des grands penseurs occidentaux du 20e siècle. Voilà pourquoi son œuvre s’articule autour de la théologie et de la philosophie, notamment en phénoménologie et en herméneutique. Le point culminant de cette station c’est la soutenance de sa thèse doctorale en philosophie, le 08 septembre 2003, à l’Université de Paris IV-Sorbonne dirigée par le professeur Jean-Luc Marion de l’Académie française et devant un Jury constitué par les professeurs Jean Greisch, Emmanuel Housset et Jean-Luc Marion. Celle-ci lui a ouvert l’horizon vers le monde intellectuel professionnel d’abord à Paris et puis au Canada où il exerce jusqu’à présent.

Caractéristiques de la modernité occidentale 

Il ne s’agira pas ici de proposer un résumé exhaustif de toutes les caractéristiques. Notre attention portera plutôt sur trois d’entre elles. La première caractéristique qu’Awazi relève est d’ordre philosophique et théologique. Il la fonde dans la Mathesis universalis, cette hypothèse d’une science universelle envisagée par Descartes sur la base du modèle mathématique. Descartes, disons-le à la suite d’Awazi, est considéré comme le pionnier de cette ère dans l’histoire épistémique de l’Occident. Mais notons aussi que cette thèse a déjà fait l’objet d’une objection.

Dans son œuvre, L’ordre des choses, Foucault par exemple considère que la modernité n’est pas concomitante à la naissance de la nouvelle science ainsi qu’au tremblement de terre philosophique provoqué par Descartes. Au contraire, Foucault situe l’émergence de la modernité à la fin de l’Age classique avec Emmanuel Kant. Foucault pense que la modernité est une œuvre de l’Alfkärung, Les Lumières.[6]

Qu’elle ait commencé avec Descartes ou Kant, la limite de cette Mathesis, relève Awazi, c’est l’univocité de la notion de l’être. Au fond, on peut dire que cette partie propose une lecture critique de la tradition métaphysique occidentale articulée autour de la question de l’être. L’auteur y affirme « l’irréductibilité de l’être à la volonté de puissance de la gnose philosophique qui tend à réduire l’être aux limites de la connaissance objectivante de la métaphysique de la subjectivité et de la représentation »[7]. Toutefois, Awazi ne spécifie pas sa compréhension de l’être. Au contraire, il bascule sur l’affirmation de l’indicibilité de Dieu par la rationalité humaine objectivante et subjectivante. Doit-on en conclure que l’être pour lui c’est Dieu que la raison humaine ne peut enfermer dans ses catégories ? Si tel est cas, l’auteur ne retombe-t-il pas dans l’illusion de la confusion et l’identification de l’être à Dieu qu’il semble récuser ?

Cette section de l’ouvrage se termine sur l’affirmation de la non inscription des sociétés africaines dans « la révolution philosophique » de la modernité occidentale, en dépit des exploits matériels et symboliques qui constituent l’Afrique. Car il pense qu’elle est encore régie par les religions traditionnelles dont les schèmes culturels, herméneutiques et symboliques continuent d’influencer l’être-au-monde des Africains. Cette thèse est un peu problématique dans la mesure où elle semble ignorer tout le travail de rationalisation et de scientificité que de nombreux intellectuels africains réalisent pour penser le quotidien africain, soit dans le prolongement des catégories occidentales, appliquées (ou mieux adaptées) au contexte africain, soit en voulant se démarquer totalement de l’Occident afin de réfléchir sur l’Afrique à partir des réalités et des catégories propres à la rationalité africaine. Par conséquent, de nombreux intellectuels, théologiens, philosophes, sociologues, etc. africains aujourd’hui occupent une place importante sur la scène de l’intelligentsia internationale du fait de la pertinence de leurs travaux. Ils sont même enseignés et étudiés dans des grandes universités en Occident. Il y a par exemple, le théologien Bénézet Bujo, le politologue-historien Achille Mbembe, le philosophe Souleymane Bachir Diagne, etc.

L’autre question que l’on peut se poser est celle de savoir si l’émancipation de l’Afrique doit nécessairement être constitutive à son inscription dans la modernité occidentale. Soutenir cette thèse revient à admettre implicitement en théorie et en pratique deux choses. Tout d’abord, il y a une hiérarchie des cultures et des traditions. Ensuite, la culture et la tradition occidentales (que l’auteur identifie à la modernité occidentale) sont supérieures aux autres traditions du monde en général et celles de l’Afrique en particulier. Or, il ne fait l’ombre d’aucun doute que chaque tradition humaine est suis generis. Si tel est le cas, le développement de l’Afrique ne sera jamais l’effet de l’appropriation pure et simple de la modernité occidentale. Au contraire, ce développement sera conséquent à son enracinement dans ses propres traditions, à leur valorisation dans une dialectique critique et féconde avec le monde occidental. Car, comme Awazi lui-même le dit paradoxalement, l’appropriation et l’africanisation de la rationalité occidentale—en grande partie étrangère aux réalités africaines—résulte en l’aggravation des problèmes et des crises multiformes qui touchent l’Afrique.[8]

Le deuxième aspect de la modernité occidentale, selon Awazi, concerne son rapport avec la Bible. Il est caractérisé par l’émergence de la méthode historico-critique défini comme outil fondamental pour l’herméneutique biblique. Le point culminant ici c’est le fait que pour l’auteur, cette méthode est symptomatique et paradigmatique de la crise de la modernité occidentale. Cependant, il est surprenant de constater que l’auteur n’examine pas la nature, les causes ainsi que les différents aspects de cette crise. Par ailleurs, force est de noter qu’il est totalement imprécisé pourquoi et comment la méthode historico-critique est le point focal de la crise de la modernité. Toutefois, Awazi critique la prétention de cette méthode à l’intelligence totale des textes bibliques et son effort rationnel à discréditer tout récit biblique qui n’obéisse aux normes logiques de la raison humaine.[9] Mais cette critique aurait été beaucoup plus pertinente si elle montrait suffisamment en quoi consistait la faiblesse théorique et pratique de la méthode historico-critique. C’est ici que l’exploration de l’œuvre de Benoît XVI, Jésus de Nazareth I aurait été capitale. Dans cet ouvrage, le pape émérite reconnait, non seulement, les mérites de l’herméneutique historico-critique, mais il montre aussi qu’elle est insuffisante. Elle est limitée par sa portée et son orientation historique. Elle est tellement préoccupée par l’investigation et l’établissement des conditions socio-historiques des textes bibliques qu’elle court le risque d’ignorer que ces derniers sont ouverts à l’actualité de l’existence humaine.[10]  

Enfin, Awazi se concentre sur les aspects sociologiques de la modernité occidentale. Il démontre qu’elle se définit comme un effort rationnel de comprendre et d’expliquer les mutations sociales et sociétales des sociétés capitalistes occidentales. De ce point de vue, l’auteur affirme que comme science, la sociologie est essentiellement eurocentrique. Il en conclue que si donc les Africains veulent comprendre les transformations de leur propre société, ils doivent produire une sociologie qui leur soit propre. Le paradoxe cependant est que l’auteur lui-même utilise les catégories de la sociologie eurocentrique pour penser une autre Afrique. Il le dit lui-même que ses recherches en sociologie sont influencées par Pierre Bourdieu, un sociologue français. On peut donc dire que ces dernières restent enfermées dans la pensée eurocentrique qu’il entend remettre en question. Ce qui est important de faire ce n’est pas penser l’inscription de l’Afrique dans la modernité occidentale ou encore remettre en cause les acquis de la rationalité occidentale pour penser une autre Afrique. Au contraire, comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, il s’agit plutôt de penser comment articuler les données et méthodes épistémologiques propres à l’Occident et le monde Africain. Il s’agit donc d’instituer un dialogue critique et fécond entre ces deux mondes afin de penser des nouvelles conditions pour une émergence de l’Afrique. C’est seulement sous cet angle que toute l’œuvre d’Awazi ainsi que son invitation aux philosophes et théologiens africains à s’interroger sur ce qu’il appelle le processus de « retraditionnalisation » de l’Afrique revêtiront toute leur importance théorique et pratique.

Recension par Alphée Clay Sorel MPASSI

Ordonné prêtre en 2014 et originaire du Congo-Brazzaville, Alphée Clay Sorel MPASSI est membre de la Congrégation du Saint Esprit (dont les membres sont communément appelés « Spiritains »). Titulaire d’un Bachelor en Religion (University of Nigeria, Nsukka) et d’un Master en Théologie (Duquesne University, USA), Alphée Mpassi vient de compléter ses études en Master Recherche en Philosophie à Radboud University à Nimègue au Pays-Bas. Il concentre ses recherches sur l’herméneutique philosophique et la biopolitique (notamment sur la pensée de Giorgio Agamben). Son projet doctoral en cours porte sur l’interaction entre l’oikonomia, l’éthique et le bonheur dans la pensée de G. Agamben. Alphée est l’auteur de Introduction à la méthode herméneutique de Hans-Georg Gadamer, Paris : L’harmattan, 2016 et de Préjugé, autorité et tradition chez Hans-Georg Gadamer dans Vérité et Méthode, Laval : Revue Phares, 2009.


[1] Originaire du Congo-Brazzaville, Alphée C. S. Mpassi est prêtre, membre de la Congrégation du Saint Esprit (dont les membres sont communément appelés « Spiritains »). Il est titulaire d’un Bachelor en Religion (University of Nigeria, Nsukka), d’un Master en Théologie (Duquesne University, USA), et d’un Master Recherche en Philosophie de Radboud University à Nimègue au Pays-Bas. Il concentre ses recherches sur l’herméneutique philosophique et sur la biopolitique (notamment sur la pensée de Giorgio Agamben). Son projet doctoral en cours porte sur l’interaction entre l’oikonomia, l’éthique et la notion de forme-de-vie dans la pensée de G. Agamben. Alphée est l’auteur de : Introduction à la méthode herméneutique de Hans-Georg Gadamer, Paris : L’Harmattan, 2016 et de Préjugé, autorité et tradition chez Hans-Georg Gadamer dans Vérité et Méthode, Laval : Revue Phares, 2009.

[2] Gadamer, Truth and Method, Trad. J. Weinsheimer and Donald G. Marshall, London: Bloomsbury, 2013, p. 311 – 317. Voir aussi, Alphée Mpassi, Introduction à la méthode herméneutique de Hans-Georg Gadamer, Paris : L’Harmattan, 2016, p. 45.

[3] Cf. Awazi, Jalons pour une autobiographie intellectuelle, pp. 13 – 14.

[4] Ibidem, p. 18.

[5] Cf. Awazi, Jalons pour une autobiographie intellectuelle, pp. 20 – 23.

[6] Voir Davide Tarizzo, Life: A Modern Invention, trad. Mark William Epstein, London: University of Mennesota Press, 2017, p. 1.

[7] Ibidem, p. 48.

[8] Ibidem, p. 57.

[9] Ibidem, p. 62.

[10] Pour approfondir, voir Benoit XVI, Jésus de Nazareth, Biblical Interpretation in Crisis (1984), A New Song for the Lord: Faith in Christ and Liturgy Today, (1996).