D’ailleurs la Révélation. Contribution à une histoire critique et à un concept phénoménal de révélation

  • Dernière modification de la publication :janvier 10, 2024

Jean-Luc Marion, (de l’Académie Française), D’ailleurs la Révélation. Contribution à une histoire critique et à un concept phénoménal de révélation, Éditions Grasset et Fasquelle, Paris, 2020, 602 pages, ISBN : 978-2-246-85682-5, Prix : 29 €

(Recension de Benoît Élie AWAZI MBAMBI KUNGUA).

Cette somme colossale à la fois érudite et ésotérique consacrée à une approche phénoménologique de la Révélation trinitaire de Dieu dans la Bible et la dogmatique ecclésiale, prenait d’entrée de jeu la forme d’un labyrinthe au fur et à mesure que j’avançais dans la lecture. Il n’est pas du tout exagéré de comparer cet acte de lecture à une véritable odyssée philosophique et théologique. La quantité d’auteurs, de problématiques à la fois philosophiques et théologiques et de langues mobilisées (hébreu, grec, latin, français, anglais, allemand…) impose au lecteur le choix d’une stratégie herméneutique qui situe l’ouvrage en relation à d’autres ouvrages qui ont fourni les percées pour son déploiement. Avec un tel ouvrage de récapitulation, le problème n’est pas d’entrer, mais comment en proposer une recension crédible, et éventuellement, par où en sortir ?

Mon fil d’Ariane va consister à citer sommairement des ouvrages antérieurs qui ont rendu possible cette approche phénoménologique de la Révélation trinitaire de l’Amour de Dieu – irréductible aux modèles ontique et historique du Mystère trinitaire. Une fois définie ma perspective herméneutique (1), je présenterai le tournant épistémologique de Saint Thomas d’Aquin qui rend possible en aval la constitution onto-théologique du système de la métaphysique moderne dont la période d’incubation peut aller de Saint Thomas à Hegel en passant par Duns Scot, Suarez, Kant, Fichte, Schelling (2). Finalement, je résumerai l’approche phénoménologique de la phénoménalité du Christ inséparable de la Trinité au nom de laquelle il est venu dans la condition humaine et mortelle pour lui apporter le salut qui est la vie éternelle. Il s’agira de faire apparaître le modèle iconique et phénoménal à partir d’une phénoménologie radicale de l’auto-donation de l’amour trinitaire de Dieu dans le mystère pascal du Christ à travers le déploiement historique de la trinité économique[1] (3).

1/ Les affluents qui alimentent en amont le fleuve « D’ailleurs la Révélation »

Je remonte jusqu’en 1989 pour rappeler que dans son ouvrage Réduction et donation[2], J.-L. Marion opère un déclassement des horizons de l’objectité (Husserl) et de l’étantité (Heidegger) pour mettre en œuvre une troisième réduction à la « pure forme de l’appel » qui laisse inconnue l’instance qui appelle et laisse à « l’appelé » la liberté de répondre à l’appel inconditionnel qu’il reçoit comme un événement imprévisible. Les tergiversations de Heidegger – après sa célèbre Conférence ‘’Was ist Metaphysik ?’’ en 1929 – durant au moins 20 ans (1929 à 1949) sur la différence Être/Étant et Être/Rien ainsi que la reconnaissance de l’appel de l’Être adressé au Dasein poussent Marion à opérer la réduction à la « pure forme de l’appel ». La conquête ardue de la structure appel/réponse a ouvert l’espace pour l’auto-manifestation paradoxale des phénomènes saturés (l’événement, l’idole, la chair et l’icône) qui se donnent au-delà des catégories a priori de l’entendement fini de l’homme. La percée de ces phénomènes saturés consiste dans leur capacité à imposer l’unique site de perception à partir duquel ils peuvent être vus ou entendus. C’est par la catégorie d’anamorphose qui exerce une contre-intentionnalité en direction de l’ego que les paradoxes défont toute prétention de captation transcendantale de la part l’ego. C’est la quintessence d’Étant donné[3] en 1997. Si la vanité de la Seinsfrage (Heidegger) se dévoile dans l’angoisse devant la mort comme impossibilité de la possibilité de persévérer dans l’Être pour le Dasein, l’adonné qui est l’ouvrier de la réduction érotique se définit sur son avance dans la déclaration de son amour. La question de l’amant consiste à se demander : « M’aime-t-on d’ailleurs ? » et à oser aimer le premier sans retour. La vanité de l’être-pour-la mort trouve sa résolution théologique dans l’implication de l’amour de Dieu qui triomphe du mal et de la mort dans le mystère pascal du Christ. L’adonné de Étant donné se métamorphose en amant du phénomène érotique[4] qui est appelé à aimer comme si l’instant de son amour était le dernier à cause de l’imprévisibilité de la mort. Dans Au lieu de soi. L’approche de Saint Augustin[5], la réduction érotique de l’amant se transforme en une réduction eschatologique parce l’ipséité de l’adonné qui confesse ses péchés devant Dieu en s’impliquant dans la confession cosmique de la création et liturgique de l’Église s’effectue dans l’attente de la vision béatifique au Ciel. Contrairement à d’autres créatures animales, l’homme n’est pas assigné à un genre ou à une espèce définie, sa liberté lui permet de produire ses propres programmes (néoténie) et de se réserver pour le Saint par excellence, Dieu. Le dernier ouvrage de cette mise en perspective historico-herméneutique est Certitudes négatives[6] où l’auteur pose la souveraineté de Dieu comme Maître de l’impossible. Les limites de la possibilité – et donc de l’impossibilité  – de la connaissance finie de la raison humaine sautent devant la Toute Puissance de Dieu à qui Rien, et absolument Rien n’est impossible. Marion donne ici l’exemple de Sarah qui a conçu Isaac – l’enfant de la promesse – dans sa grande vieillesse de femme ménopausée. Ce qui est impossible pour l’homme est possible pour Dieu dans son Amour infini pour sa création.

Ces notions et conquêtes de la phénoménologie de la donation sont reprises tout au long de l’odyssée que constitue D’ailleurs la révélation. Pour des chercheurs qui aimeraient travailler sur cette œuvre largement reçue avec enthousiasme dans les quatre coins du monde, je signale d’autres ouvrages[7] qui permettent une compréhension juste et approfondie du monumental et magistral : D’ailleurs la révélation.

2. Le Tournant épistémologique de Saint Thomas d’Aquin (1225/26-1274) : la dualité entre l’approche philosophique et l’approche théologique de la révélation historique du Dieu Trinité

Depuis les Pères de l’Église jusqu’à Saint Thomas (XIIIème siècle), la révélation n’est pas pensée en tant que concept séparée de l’ensemble des disciplines théologiques, car elle est la condition de possibilité de leur déploiement. La révélation comme domaine relégué à la croyance (irrationnelle (sic!) par la philosophie moderne depuis Kant et ses successeurs est ignorée dans les 12 premiers siècles de l’histoire de la théologie parce qu’elle est la matrice hors de laquelle aucune théologie n’est possible. C’est Saint Thomas – influencé par la philosophie d’Aristote – qui va distinguer deux approches concurrentes du Mystère de Dieu : philosophique, selon la lumière naturelle de la raison humaine et théologique, selon la lumière de la foi insufflée par le Saint Esprit dans l’esprit du croyant. C’est avec Thomas que la Révélation commence à être interprétée comme : « la communication d’un savoir propositionnel »[8]. C’est ce processus de logicisation de la foi et de la théologie que je désigne ici par « tournant épistémologique de Saint Thomas ». Il annonce déjà les grandes fractures et ruptures de la Modernité et de la Post-Modernité dans l’articulation entre la philosophie et la théologie en Occident.

Si l’esprit humain accède à la connaissance de Dieu successivement par la lumière naturelle de la raison pure et par la révélation biblique dans l’histoire d’Israël et de l’Humanité récapitulée en Jésus-Christ, alors la question principale consiste à articuler et à hiérarchiser les deux modes de connaissance théologique. C’est Aristote qui servira de source d’inspiration à la doctrine de la subalternation[9] selon laquelle la théologie révélée est subalternée à la science de Dieu Lui-même, des bienheureux et des anges qui lui rendent le culte céleste (Apocalypse 4-5) et la théologie philosophique (rationnelle) est à son tour subalternée à la théologie révélée. Étant donné que les théologiens vivant dans ce monde n’ont pas un accès complet de la science de Dieu au Ciel, Thomas parlera de la quasi-subalternation de la théologie révélée à la science céleste de Dieu, des bienheureux et des anges dans la contemplation céleste.

Seule la science des bienheureux (Scientia Dei) et des anges au Ciel est à même de puiser ses principes gnoséologiques de la contemplation immédiate de Dieu dans la vision béatifique. L’objection de Marion émerge immédiatement lorsqu’il conteste ce nivellement analogique entre la raison humaine et la révélation souveraine de Dieu. Il se base sur l’équivocité ou mieux la différence théologique abyssale entre le savoir fini et créé de l’homme et la Révélation surnaturelle de Dieu. En bonne théologie, Dieu reste incompréhensible et échappe principiellement à la capture de la philosophie humaine. Si nous comprenons la totalité du Mystère de Dieu, ce qu’il ne s’agit plus de Dieu, mais d’une idole conceptuelle ou métaphysique. Bien que Saint Thomas maintienne nettement la différence qualitative entre la théologie philosophique et la théologie révélée, la postérité métaphysique de la Modernité occidentale n’a pas suivi ses précautions méthodologiques dans la doctrine de l’analogie de l’être et va « objectiver » la révélation comme un matériau disponible pour la gnose philosophique de la Métaphysique de la subjectivité et de la représentation (Duns Scot, Suarez, Descartes, Kant, Leibniz, Spinoza, Husserl, Hegel, Schelling…). Le système de la métaphysique élaborée par Suarez va comprendre l’analogie de l’être entre Dieu et la raison humaine dans une univocité logique. L’être est l’étant tant qu’il est pensable (cogitabile) par la raison finie de l’homme. Cette réduction de la Révélation dans une proposition logique la subordonne subrepticement aux impératifs de la gnose philosophique de la Métaphysique de la subjectivité moderne indépendamment de la science des bienheureux basée sur la vision céleste et immédiate de Dieu en Dieu. Pour satisfaire aux conditions de la scientificité moderne, Suarez va dissocier la révélation et la foi en produisant deux traités séparés. La critique de Marion porte justement sur cet arraisonnement du donné révélé par le système onto-théologique de la métaphysique scolaire – à la fois générale (ontologie) et spéciale (théologie rationnelle). Les précautions de Saint Thomas quant à la reconnaissance des deux modes de connaissance distincts de Dieu sont progressivement abandonnées par ses successeurs dont Suarez incarne la position la plus achevée de l’identité logique et métaphysique entre l’être et la pensée conceptuelle et objectivante de la raison humaine. Nous sommes ici au paroxysme de la Métaphysique de la subjectivité et de la représentation qui s’achève et s’effondre à la fois dans le système hégélien du savoir absolu de la conscience.

Kant ne fait que radicaliser cette logicisation de l’ontologie (Scot, Suarez, Wolff…) en distinguant rigoureusement les conditions de possibilité des jugements synthétiques a priori à la base de la science moderne et le domaine de la croyance et de la foi qui relève d’un ordre non apodictique, donc irrationnel. La percée de Kant consiste à la fois dans son humilité et son honnêteté intellectuelle lorsqu’il affirme que les conditions de possibilité des objets de l’expérience sont à la fois les conditions de possibilité de la connaissance en général pour une raison finie. Ses successeurs tels que Hegel vont inclure Dieu et sa révélation dans la logique conceptuelle et historique de la négativité de la raison humaine comme esprit. Le blasphème hégélien consiste à prétendre connaître Dieu par des concepts requis par la logique spéculative de la phénoménologie de l’Esprit. Hegel succombe ici à la tentation de main mise sur le Mystère de Dieu en l’arraisonnant par la logique de l’objectivation rationnelle, historique et métaphysique de l’esprit humain. C’est la négativité et l’objectivation qui constituent les conditions de possibilité de toute manifestation chez Hegel. Succédant à Hegel à Berlin, Schelling va invalider la philosophie hégélienne de la négativité – qui se fondait sur la déduction des concepts abstraits les uns à partir des autres –  pour promouvoir une philosophie positive qui part de l’effectivité de la Révélation de Dieu dans l’histoire biblique en cherchant le type de philosophie qui y sied. Schelling part de l’effectivité du Dieu Trinité pour chercher dans une démarche phénoménologique une philosophie qui correspondrait le plus possible à l’acte souverain de Dieu se révélant. La percée de Schelling a consisté à partir de Dieu comme l’Être Absolu (Prius) au-delà de la pensée et de l’expérience ordinaire des humains. Dieu est donc l’Être absolument transcendant et incompréhensible pour la raison finie de l’homme. Schelling renvoie la raison humaine dans sa finitude et sa mortalité indépassable. Dieu ne peut jamais être l’objet d’une connaissance objectivante et conceptuelle a priori de la raison finie de l’homme, mais c’est plutôt cette dernière qui est sondée et posée dans l’être par la Toute Puissance divine. La première conséquence de cette philosophie de la révélation chez Schelling est l’impossibilité absolue de toute connaissance a priori de Dieu (Prius) par l’esprit humain. La finitude de ce dernier induit nécessairement une connaissance a postériori et parcellaire du Mystère de Dieu qui se révèle en toute souveraineté.

Dieu en tant que commencement absolu impose de facto un retard à nos tentatives d’explicitation conceptuelle de son auto-révélation souveraine. Tout en saluant la percée de Schelling vers la transcendance absolue de Dieu comme son « ailleurs », Marion déplore que la recherche de Schelling ne se limite qu’au traité de Deo Uno et ignore celui de Deo Trino qui débouche sur la communion de l’amour trinitaire en Dieu. Il y a chez Schelling l’oubli de la logique érotique de l’agapê, du don et de la donation qui caractérise les personnes dans la Trinité immanente. Marion déplore que Schelling soit resté dépendant de la logique du concept au même titre que Hegel, quand les deux introduisent la scission entre le Père et Fils dans la Trinité immanente en vue de démarquer leurs personnalités à partir de la dialectique philosophique de l’être en soi et de l’être pour soi (Schelling) ou de la négativité de la conscience spéculative par rapport à l’inconscience des enfants, des anges et des animaux (Hegel). Les deux se trouvent pris dans l’idolâtrie conceptuelle de la logique spéculative (Hegel) et l’idolâtrie positiviste des faits dans la quête philosophique et mythologique du sens de l’histoire (Schelling). En d’autres termes, la raison humaine ne peut jamais adopter une posture gnoséologique a priori par rapport au Mystère de Dieu (Prius) et c’est ici l’erreur principale du système de la métaphysique canonisée par Suarez et parachevé par Hegel. Ces problématiques sont abordées dans tous les ouvrages de Marion et de façon concentrée dans Dieu sans l’Être et Sur le prisme métaphysique de Descartes que je ne peux pas m’y étaler davantage. Elles sont aussi traitées en profondeur et minutieusement dans l’ouvrage que je suis en train de recenser ici et maintenant.

3. Le Modèle iconique et phénoménal de la Trinité Divine chez Jean-Luc Marion

Marion élabore le modèle iconique et phénoménal comme correctif théologique et phénoménologique à la juxtaposition de deux modèles trinitaires qui remontent à Saint Thomas d’Aquin : Le modèle ontique (De Deo Uno) et le modèle historique (De Deo Trino). Cette juxtaposition sera ensuite récupérée par le système idéaliste de la Métaphysique moderne dont les deux auteurs clés discutés dans cet ouvrage sont Hegel (philosophie de la négativité de l’esprit humain) et Schelling (dans la philosophie positive de la Révélation). La question à la fois philosophique et théologique qui se pose est celle de l’articulation entre la Trinité immanente et éternelle et la Trinité économique et historique. En d’autres termes, faut-il suivre Hegel lorsqu’il soutient la nécessité interne pour Dieu de « s’objectiver » dans la matérialité, la douleur, le mal, la mort et la négativité de la création et de l’histoire pour ensuite se retrouver dans une synthèse supérieure de l’Esprit absolu ou faut-il plutôt soutenir que Dieu n’a pas besoin de sortir de lui-même (ekstase) pour produire une création extérieure à son essence qu’il maintient cependant dans l’être par pure grâce (Henry) ? Il se pose ici la question du Mystère et de la liberté divine lorsqu’il s’engage dans l’histoire humaine par l’incarnation, la passion, la mort et la résurrection de son Verbe Éternel. La rédemption de la condition pécheresse et mortelle de l’homme par la mort et la résurrection du Christ ne fait pas descendre le Ciel sur la Terre, mais elle opère l’assomption de la terre dans le Ciel. Il est question ici de reconnaître la différence phénoménologique irréductible entre l’Éternité de Dieu et la contingence[10] de sa création finie.

Je dois renvoyer ici succinctement à la critique ambitieuse et radicale du « monisme ontologique » que Michel Henry adresse à phénoménologie hégélienne de la manifestation de l’Esprit absolu dans l’histoire. Si pour Hegel la négativité est la condition de possibilité transcendantale de la manifestation de l’Esprit dans une phénoménalité ekstatique de l’objectivité du monde, alors la venue de Dieu dans le monde implique sa subordination au monisme ontologique de la lumière ekstatique de l’Être. C’est ce que Henry[11] déconstruit magistralement dans sa phénoménologie de la Vie où Dieu s’engendre lui-même hors de toute ekstase mondaine dans l’invisibilité d’une affectivité transcendantale. La Vie éternelle de Dieu par laquelle le Père engendre son Verbe dans la puissance du Saint Esprit échappe principiellement à la phénoménalité mortelle du monde. Elle s’auto-phénoménalise d’elle-même et par elle-même dans le passage du souffrir au jouir d’une chair pathétique. L’essence de la révélation dans la perspective d’une phénoménologie de la Vie réside dans l’invisibilité de l’Affectivité transcendantale de Dieu qui échappe principiellement à la lumière de l’Être (lichtung) dans la labilité des ekstases mortelles du monde. Contrairement à la lumière mondaine de l’Être, la Vie se phénoménalise dans la nuit. Ce qui fera dire à certains mystiques (Adrienne von Speyr) et aux psalmistes : « Les ténèbres de Dieu apparaissent comme la lumière pour le monde et  la lumière de Dieu apparaît comme les ténèbres pour le monde. ». Le Prologue de Jean ne dit pas autre chose : « En lui était la vie et la vie était la lumière des hommes, et la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas comprise. » (Jean 1, 4-5).

La compréhension phénoménologique de la Révélation comme auto-manifestation de Dieu en soi et à partir de soi est désignée ici par le titre même de l’ouvrage : D’ailleurs la Révélation. Elle disqualifie les deux modes de connaissance de Dieu instaurés par Saint Thomas pour se laisser guider par la logique érotique de la donation entre les personnes de la Sainte Trinité. Le modèle phénoménal et iconique promu dans cet ouvrage est basé sur la reconnaissance du Fils comme l’Icône du Père qui apparaît en profondeur et en retrait sur son visage. L’opérateur de cette « mise en icône » du Père dans le Fils est le Saint Esprit. Il s’agit pour les croyants de se laisser guider par le Saint Esprit pour qu’ils soient transportés au lieu même où se déroulent les anamorphoses trinitaires ici et maintenant. Si Dieu n’est connu que par Dieu, alors les croyants ne peuvent le contempler qu’en se laissant transporter au lieu même de l’anamorphose où l’Esprit qui sonde les profondeurs mêmes de Dieu nous apprend à dire : « Abba », Père. Le témoin du Christ Ressuscité est celui qui laisse se produire en lui-même la conversion nécessaire et les appels (déplacements, anamorphoses) qu’elle implique ici et maintenant.

Ce modèle phénoménal et iconique se différencie des deux modèles traditionnels en théologie trinitaire : le modèle ontique et le modèle historique. Le premier modèle a été suivi par les pères des premiers conciles œcuméniques du premier millénaire qui ont fixé l’orthodoxie dogmatique en combattant avec acharnement les hérésies (arianisme, Sabellius, gnosticisme, monophysisme, docétisme,  pneumatomaque, querelle de deux volontés et celles des icônes…). Il met l’emphase sur le monothéisme en se conformant à l’horizon métaphysique de l’Être de l’Étant. Le second modèle est suivi par les théologiens chrétiens contemporains qui se focalisent sur la phénoménalisation historique de la Trinité économique. Parmi eux, il y a Barth, Balthasar, Rahner, Bouyer qui établissent la corrélation entre la Trinité immanente et la Trinité économique. Au-delà de leurs différences, ces théologiens épousent la logique effective de la révélation christocentrique comme unique mode d’accès au Mystère de la communion trinitaire en Dieu. La doctrine de la Trinité doit se dérouler à même le procès de l’auto-révélation de Dieu en montrant les actions idiosyncrasiques de chaque personne aussi bien dans l’éternité que dans l’histoire. Le Père se spécifie par la puissance créatrice, le Fils est l’acteur de la rédemption de l’humanité déchue dans le péché et la mort et le Saint Esprit poursuit l’œuvre de la sanctification dans l’Église militante en route vers le Royaume céleste de Dieu. Dans le modèle iconique et phénoménal conçu dans la perspective d’une phénoménologie radicale et érotique de la donation, la doctrine de la Trinité est fondée sur la révélation trinitaire du Mystère trinitaire dans la Bible et la tradition théologique ecclésiale. En d’autres termes, toutes les personnes de la Trinité immanente sont agents dans le procès de la révélation historique de la Trinité économique.

Il est donc ultimement question d’expliciter le Mystère trinitaire au sein même des actions distinctes des personnes divines dans le processus à la fois historique et éternel de l’auto-révélation souveraine et libre de Dieu. Ce dédoublement des modèles trinitaires se trouve déjà chez Saint Thomas avec les deux traités : de Deo Uno et de Deo Trino sans une réelle articulation théologique. Cette juxtaposition est due à la reconnaissance des deux modes de connaissance de Dieu : par la raison naturelle (de Deo Uno) et par la révélation (de Deo Trino). À travers le modèle phénoménal, iconique et érotique élaboré par la phénoménologie radicale des phénomènes saturés, ce dualisme épistémologique est dépassé par une lecture trinitaire des Écritures attentive aux actions distinctes des personnes divines aussi bien dans la Trinité immanente que dans la Trinité économique. Cette dualité entre l’unique essence/substance divine (patrologie grecque autour du concept d’ousia) et la Trinité des Personnes (Patrologie latine autour du concept de persona) traverse toute l’histoire de la théologie chrétienne depuis les débuts jusqu’aujourd’hui.

Cet ouvrage est solidement charpenté autour des Pères de l’Église, des philosophes modernes et des théologiens contemporains avec un accès direct aux sources (patrologie grecque et latine) et à l’Exégèse biblique (Hébreu et Grec) qu’il est impossible de restituer tous les auteurs convoqués dans l’argumentation. Mais un auteur, Hans Urs von Balthasar, a été présent du début à la fin de l’ouvrage et au vu de son érudition incontestable dans ses travaux décisifs sur les Pères de l’Église (Origène, Grégoire de Nazianze, Grégoire de Nysse, Irénée de Lyon, Basile de Césarée, Augustin…), je décide de clore cette recension avec son travail paradigmatique sur une lecture phénoménologique et mystique de la Révélation biblique, christique et trinitaire. La dernière note infrapaginale de D’ailleurs la révélation cite Balthasar (dans la Theodramatik II/2, p. 478) dans son articulation entre la Trinité immanente/éternelle et la Trinité économique/historique en montrant comment l’irruption de la Verticalité du Dieu Éternel dans l’horizontalité de l’histoire humaine fait pivoter tout le dispositif trinitaire et sotériologique autour de lui-même avec le Père comme Pivot du processus de création et de salut. La citation de Balthasar se termine par une certaine inversion de rôles parce que la Trinité immanente/Éternelle pénètre verticalement dans l’histoire et au terme de la Kénose du Christ en enfer durant l’hiatus hors temps et hors monde du Samedi Saint, elle assume la position de l’horizontalité de l’histoire. Il faudra ici aller voir ce que Balthasar vise par l’inversion trinitaire lors de la mission du Christ dans le monde.

C’est dans son livre l’amour seul est digne de foi – qui est abondamment cité dans ailleurs la révélation – que Balthasar a tracé le programme de son œuvre théologique baroque en se démarquant respectivement de la réduction cosmologique (les Pères de l’Église dans la logique de la philosophie grecque du Logos cosmique) et de la réduction anthropologique de la Modernité occidentale cristallisée dans l’Église occidentale autour de la crise moderniste qui a commencé autour de l’année 1900 et qui a débouché sur la tenue du Concile Vatican II (1962-1965). La question du Modernisme[12] m’intéresse au premier plan dans mon œuvre pluridisciplinaire parce que les Églises africaines ont un travail colossal à abattre consistant à se réapproprier la Révélation biblique et la tradition théologique de l’Église universelle en les enchâssant dans les requêtes thérapeutiques, spirituelles et charismatiques des couches populaires des sociétés africaines contemporaines et des diasporas subalternes dans un monde occidental sécularisé et déchristianisé dans son organisation politique, sociale, académique et politique. Une auscultation phénoménologique des sociétés africaines contemporaines montre qu’elles ne sont pas du tout entrées dans les schèmes philosophiques et étiologiques de la Modernité occidentale et elles sont plutôt engagées dans un processus profond et durable de retraditionalisation[13] tous azimuts. Ce contexte culturel et religieux pose des défis redoutables et énormes aux théologiens africains du XXIème siècle.

Balthasar promeut résolument une herméneutique théocentrique de la Révélation biblique à partir de la reconnaissance de l’amour trinitaire de Dieu dans la figure de chair, crucifiée et ressuscitée du Christ. Pour Balthasar en effet, la révélation trinitaire de Dieu ne peut se comprendre que dans la logique de l’amour, du don et de la donation qui anime de l’intérieur la Trinité immanente : « En face de cette majesté de l’amour absolu, qui est le phénomène originel de la révélation, toute autorité qui transmet cette dernière à l’homme est quelque chose de dérivé. L’autorité originelle n’est détenue ni par la Bible (comme ‘’parole de Dieu’’ écrite), ni par le kérygme (comme ‘’parole de Dieu’’ prêchée), ni par l’autorité ecclésiastique (comme représentation officielle de la ‘’parole de Dieu’’) – toutes trois ne sont ‘’que’’ parole, sans être encore chair, c’est pourquoi tout l’Ancien Testament lui-même comme ‘’parole’’ n’est qu’en route vers l’autorité définitive. Celle-ci n’est détenue que par le Fils qui interprète le Père dans le Saint-Esprit et fait voir en lui l’amour divin. Car c’est uniquement ici, à l’origine de la révélation, que l’autorité (ou la majesté) peut et doit coïncider avec l’amour ; c’est pourquoi exiger de l’homme avec autorité l’obéissance de foi à la révélation ne peut que consister à l’amener à voir exactement et à apprécier comme il convient la manifestation de l’amour divin. »[14]

C’est avec cette citation de Balthasar qui nous a laissé une œuvre colossale résolument christocentrique, trinitaire et sotériologique que je clos cette recension au vu de la place exceptionnelle qu’il occupe dans l’œuvre philosophique et théologique de Jean-Luc Marion. Les deux auteurs se rejoignent sur plusieurs points notamment sur l’autorité de l’Amour de Dieu qui se révèle pour le salut du monde et pour sa plus grande gloire ainsi que la centralité de la Figure du Christ qui révèle le Père invisible dans la puissance du Saint-Esprit. À la suite de Barth, Balthasar et aussi Marion affirment que c’est Dieu qui par sa Parole nous interprète et que le texte de Dieu s’interprète lui-même : « Il n’y a aucune possibilité de placer sous le texte de Dieu un autre texte, qui pourrait rendre le premier lisible et intelligible, ou du moins : plus lisible et plus intelligible. Le texte de Dieu doit et veut s’expliquer lui-même. S’il le fait, une chose en tout cas est certaine par avance : on ne trouvera pas là ce que l’homme pourrait avoir tiré de lui-même – a priori ou a posteriori, facilement ou difficilement, dès l’origine ou par une évolution historique – sur le monde, sur l’homme lui-même et sur Dieu. »[15]

C’est ainsi qu’il faut comprendre l’appel balthasarien du « Retour au Centre »[16] de la théologie qui est la Figure du Christ (Gestalt) qui nous introduit dès aujourd’hui dans la Trinité immanente par l’articulation entre la théologie spéculative,  dialogique, polémique d’une part, et la théologie spirituelle, kérygmatique et intra-ecclésiale, d’autre part. Revenir au Centre christique de la Révélation chrétienne, c’est articuler chaque jour la théologie théorique, spéculative et conceptuelle et la théologie contemplative, spirituelle, kérygmatique. Aucun savoir théologique ne peut porter du fruit dans la durée sans l’adoration à genoux au pied de la Croix du mystère insondable et ineffable de Dieu : « La crédibilité de cet amour divin n’apparaît pas par une réduction à ce que l’homme connaît déjà depuis toujours en fait d’amour, mais au contraire uniquement par la figure de révélation de l’amour s’explicitant lui-même. Et dans cette figure, cet amour apparaît avec une telle majesté que, sans avoir besoin de l’exiger expressément, il fait naître pour lui-même, là où il est perçu, la distance qui correspond à l’adoration. »[17]

Benoît Élie AWAZI MBAMBI KUNGUA

Philosophe, Sociologue et Théologien

Président du Cerclecad (www.cerclecad.org, Ottawa, Canada).

Courriels : benkung01@yahoo.fr & nabiawazi@gmail.com


[1] Vincent Holzer, Le Dieu Trinité dans l’Histoire. Le Différend théologique Balthasar-Rahner, Cerf, Paris, 1995 (« Cogitatio Fidei 190 »).

[2] J.-L. Marion, Réduction et Donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et la phénoménologie, PUF, Paris, 1989. (« Collection Épiméthée »).

[3] Id., Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, PUF, Paris, 19971, 19982. (« Collection Épiméthée »).

[4] Id., Le phénomène érotique. Six Méditations, Grasset et Fasquelle, Paris, 2003.

[5] Id., PUF, Paris, 20082 (Seconde Édition revue et corrigée).

[6] Id., Grasset et Fasquelle, Paris, 2010.

[7] Id., Figures de la Phénoménologie. Husserl, Heidegger, Levinas, Henry, Derrida, Vrin, Paris, 2012 ; Id., Le Visible et Le Révélé, Cerf, Paris, 2005 ; Id., La rigueur des choses. Entretiens avec Dan Arbib, Flammarion, Paris, 2012 ; Id., Le croire pour le voir, Réflexions sur la rationalité de la Révélation et l’irrationalité de quelques croyants, Communio/Parole et Silence, Paris, 2010 ; Jean-Luc Marion, Philosophie 78/1/2003 ; Id., Ce que nous voyons et ce qui apparaît, INA Éditions, Bry-sur-Marne, 2015 ; Id., Sylvain Camilleri & Ádám TÁKÁCS (Dirs.), Jean-Luc Marion. Cartésianisme, Phénoménologie et Théologie, Archives Karéline/Institut français de Budapest, Paris, (Actes du Colloque international organisé les 19 et 20 mars 2010, à Budapest ; Stéphano Vinolo, Dieu n’a que faire de l’Être. Introduction à l’œuvre de Jean-Luc Marion ; Philippe Capelle-Dumont, Philosophie de Jean-Luc Marion. Phénoménologie, Théologie, Métaphysique, Hermann, Paris, 2015 ; Benoît AWAZI MBAMBI KUNGUA, Donation, Saturation et Compréhension. Phénoménologie de la Donation et Phénoménologie Herméneutique : Une alternative ?, L’Harmattan, Paris, 2005, 310 pages & ID, Déconstruction phénoménologique et théologique de la modernité occidentale : Michel Henry, Jean-Luc Marion et Hans Urs von Balthasar, L’Harmattan, Paris, 2015, 316 pages.

[8] J.-L. Marion, D’ailleurs la Révélation, op. cit., p. 65.

[9] « Il s’agit en fait du principe aristotélicien de subordination des sciences : ainsi la rotondité de la terre peut se démontrer mathématiquement abstraction faite de la matière, mais aussi physiquement par considération de la matière ; d’où il suit que l’astronomie se subordonne à la géométrie comme la musique à l’arithmétique et, en général, la physique aux mathématiques. ». (D’ailleurs la Révélation, op. cit., p. 77).

[10] Lire les travaux brillants de Bernard Mabille, mon ancien professeur à la Sorbonne (1996/1998) : Hegel. L’épreuve de la contingence, Paris, Hermann, 2013, 384 p et Id., Hegel, Heidegger et la métaphysique. Recherches pour une constitution, Paris, Vrin, 2004. 

[11] Voir la critique sévère que Michel Henry inflige à la négativité et à l’objectivation qui constituent l’horizon transcendantal et ekstatique de l’apparition de tout phénomène dans le monisme ontologique de Hegel. Lire la section intitulée : « La Mise en lumière de l’essence originaire de la Révélation par opposition au concept hégélien de Manifestation (Erscheinung), in : L’Essence de la Manifestation, PUF, Paris, 19631, 20114, pp. 863-906.

[12] Benoît Élie AWAZI MBAMBI KUNGUA, Jalons pour une autobiographie intellectuelle. Variations africaines et pluridisciplinaires sur la ModernitÉ occidentale, Les Impliqués / L’Harmattan, Paris, 2021, 191 pages.

[13] Lire mes ouvrages : Benoît AWAZI MBAMBI KUNGUA, Le Dieu Crucifié en Afrique. Esquisse d’une Christologie négro-africaine de la libération holistique, L’Harmattan, Paris, 2008, 330 pages ; ID., De la Postcolonie à la Mondialisation néolibérale. Radioscopie éthique de la crise négro-africaine contemporaine, L’Harmattan, Paris, 2011, 204 pages ; ID, Déconstruction phénoménologique et théologique de la modernité occidentale : Michel Henry, Jean-Luc Marion et Hans Urs von Balthasar, L’Harmattan, Paris, 2015, 316 pages & ID.,  Le Tournant prophétique des théologies négro-africaines contemporaines. De l’Auto- Performativité de la Deutérose, L’Harmattan, Paris, 2021, 384 pages.

[14] Hans Urs von Balthasar, L’amour Seul est Digne de Foi, Parole et Silence, Saint-Maur, 1999. (Traduit de l’allemand par Robert Givord), p. 43.

[15] Id., Ibid., p. 38.

[16] Id., Retour au Centre, Desclée de Brouwer, Paris, 1998. (Traduction de Robert Givord et Présentation de Vincent Holzer).

[17] Id., L’Amour Seul est Digne de Foi, Op. cit., p. 43.